Art sacré / Rites et traditions

Trois-Rivières, ville de chant choral

Saviez-vous que la capitale de la Mauricie s’est longtemps démarquée, et se démarque encore, par le nombre et la qualité de ses chorales? La musique vocale fait partie de l’identité culturelle de Trois-Rivières depuis longtemps et ce, qu’il s’agisse de chant liturgique, de chant profane, de chœurs d’enfants ou même d’ensembles vocaux professionnels. Après avoir vécu son apogée au milieu du XXe siècle, cette tradition connaît cependant un déclin, et serait même en péril selon certains, du moins en ce qui a trait à sa dimension sacrée. 

Des années 1930 jusqu’à aujourd’hui, plus d’une vingtaine de chorales « sérieuses », d’adultes ou d’enfants, ont existé dans la ville[1]; plusieurs ont été dirigées par des musiciens de haut niveau, jouissant d’une grande réputation dans le milieu. Un trifluvien (le padre Pierre Paul), formé chez les Petits chanteurs de Trois-Rivières, est même devenu Maestro du chœur officiel de la basilique Saint-Pierre de Rome au Vatican, premier non-italien à occuper ce poste dans l’histoire. En ce moment, environ une dizaine de chorales sont encore en activité dans la région, allant de la traditionnelle maîtrise d’écoliers à la schola de chant grégorien! Mais qu’est-ce qui distingue cette localité des autres agglomérations québécoises, et d’où lui vient cette renommée?

Une immense chorale lors du Congrès Eucharistique de Trois-Rivières, en 1941. Source : BAnQ

L’âge d’or et le rôle des Thompson

J.-A. Thompson. Source : Wikipédia

Comme dans tous les villages et les villes du Québec avant l’arrivée des divertissements de masse, le chant avait sa place privilégiée dans les festivités et les célébrations à Trois-Rivières. Ville ouvrière, mais aussi ville épiscopale ayant accueilli un congrès eucharistique en 1941, l’endroit était particulièrement bien pourvu en chorales d’églises et le chant sacré faisait partie du décor. Plusieurs écoles primaires, jusqu’aux années 1960-1970, avaient leur propre chorale et celle-ci faisait office de chorale paroissiale, les enfants chantant notamment lors de la messe dominicale, de funérailles et d’événements spéciaux. À l’époque, seuls les garçons étaient admis dans les chorales « publiques », même si les filles pouvaient apprendre le chant dans certains collèges.

L’histoire musicale de la ville connaît un tournant lorsqu’en 1916, un jeune organiste de vingt ans devient titulaire de l’orgue de l’église Notre-Dame-des-Sept-Allégresse : Joseph-Antonio Thompson. Originaire de Montréal, Thompson n’est pas avare de son talent et de son temps. Il enseigne la musique, compose, réalise des émissions de radio, dirige des chorales et des ensembles vocaux (dont le Chœur Thompson, comptant 80 voix, et le quatuor vocal Les Chevaliers du Guet pour lequel il arrange des chants folkloriques). Lors des fêtes du tricentenaire de Trois-Rivières en 1934, il dirige la Philharmonie De La Salle et compose des pièces musicales spécialement pour l’occasion. On peut dire qu’avec lui naît le concert de chant dans la ville. Depuis 1979, l’ancien théâtre Capitol porte son nom.

Claude Thompson. Source : Wikipédia

L’abbé Claude Thompson, fils de Joseph-Antonio, reçoit cet immense héritage et le fait fructifier encore davantage. Formé à l’Institut pontifical de musique sacré de Rome, le prêtre s’investit notamment dans la maîtrise des Petits chanteurs de Trois-Rivières, qu’il dirige à partir de 1956; il demeure actif au sein de ce chœur jusqu’aux années 2000. Pour ses jeunes choristes, Thompson fonde une école afin de leur offrir une formation musicale complète (le chœur était alors attaché à la cathédrale). Il amène la chorale dans des tournées internationales, lui fait faire des prestations télévisuelles et radiophoniques. Parallèlement à ce travail, Claude Thompson enseigne aussi au Conservatoire de Trois-Rivières et à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il a composé de nombreuses œuvres dont l’étude et l’appréciation commencent à peine, et reçu nombre d’honneurs avant son décès en 2013. Grâce à lui, le chant choral a atteint un niveau inégalé dans la région trifluvienne et au-delà.

Un festival dédié au chant

Ma surprise a été grande quand j’ai appris qu’avant de devenir un gros et banal festival pop, le Festivoix s’appelait l’International d’art vocal de Trois-Rivières. Fondé en 1993, cet événement avait comme mission d’être une vitrine pour le chant choral d’ici et d’ailleurs. Cet art qui faisait la renommée de la ville attirait encore les foules , qui avaient accès à des prestations gratuites en plein-air, dans les parcs et dans la rue. Le boulevard des Forges s’animait alors sous les airs interprétés par de petits ensembles vocaux, que les badauds s’arrêtaient pour écouter. Sur les grandes scènes spécialement aménagées pour les chœurs, des chorales de plusieurs pays du monde venaient offrir une performance. Il y a même déjà eu une scène dans le stationnement de l’évêché!

Au fil des années, le festival a progressivement changé de visage pour finalement devenir vers 2007-2008 un gros événement commercial sans lien apparent avec le chant choral, où se produisent plutôt des groupes punk et les vedettes de l’heure. Encore une fois, la loi du marché a eu raison de l’originalité et de l’unicité. Malgré cela, les concerts de chant continuent de participer à la vie culturelle trifluvienne; ils ont souvent lieu dans des chapelles ou des églises (chapelle du Séminaire Saint-Joseph, cathédrale de l’Assomption, chapelle des Ursulines, etc.) et attirent encore les amateurs du plus bel instrument : la voix humaine.

Témoin aux premières loges 

Claude Beaudoin, organiste et chef de chœur.

L’organiste et chef de chœur Claude Beaudoin, actuellement titulaire de l’orgue de la cathédrale, est un peu une encyclopédie vivante de la vie musicale à Trois-Rivières. Il accompagne des chorales depuis un bon demi-siècle (il a commencé à l’adolescence), en plus d’avoir été directeur de la Maîtrise du Cap de 1997 à 2001 et professeur de musique dans plusieurs écoles. Ses débuts dans le milieu correspondent en quelque sorte à la fin de l’âge d’or des chorales, dans les années 1960. Il a tout vu : la francisation et la modernisation des chants liturgiques, l’arrivée de la musique pop dans l’église et les messes à gogo, l’époque des grandes manifestations charismatiques avec leur musique étrange, le désintérêt du public – et du clergé – pour la « grande musique », puis enfin la laïcisation radicale des écoles où l’on essaie par tous les moyens de faire cesser l’apprentissage de la musique sacrée.

Mais Claude a aussi vu et participé à des choses merveilleuses, comme chanter dans la rue avec sa famille à l’International d’art vocal, enseigner à des jeunes passionnés et talentueux – dont ses propres filles – au sein de la Maîtrise du Cap, accompagner les Petits chanteurs de Trois-Rivières durant leurs performances remarquables, côtoyer des mélomanes, des compositeurs et des chanteurs inspirants. Son énergie et son humour ne s’éteignent jamais, malgré les embûches et les déceptions. S’il sonne l’alarme quant à la pérennité, plus qu’incertaine, de l’enseignement et de la transmission de la musique sacrée, il reconnaît que les choses pourraient toutefois changer avec l’arrivée dans l’Église d’une jeune génération de croyants à la recherche de solennité et de beauté transcendante. Et puis, beaucoup de trifluviens tiennent au patrimoine musical de leur ville : « Les Petits Chanteurs, dit Beaudoin, c’est sacré à Trois-Rivières! »

Quelques Petits Chanteurs lors d’une messe. Source : Les Pauvres de Saint-François

N’enterrez pas ce trésor, partagez-le!

La musique vocale, le chant sacré et les œuvres des grands compositeurs constituent une richesse culturelle millénaire et universelle. Vouloir éliminer ce corpus des programmes scolaires sous prétexte d’une laïcité mal comprise et mal appliquée est une grave erreur qui pénalise les jeunes générations en les privant d’un héritage auquel ils ont droit. De même, au sein de l’Église, remplacer cette musique jugée « trop lourde et trop compliquée » par des chansonnettes fades prive les fidèles d’un précieux patrimoine, qui favorise en outre le recueillement et la révérence.

Quant à Trois-Rivières, espérons que la ville redécouvre ce trésor et sache le préserver et le mettre en valeur. Il faudrait peut-être une nouvelle vitrine ou une plus grande accessibilité à l’art vocal, souvent confiné à l’intérieur des églises et des collèges privés ou spécialisés. Tout le monde peut apprécier de belles harmonies vocales!

L’Orphéon en concert à la cathédrale. Source : Les Pauvres de Saint-François.

 

 

[1] Selon une compilation effectuée par monsieur Claude Beaudoin, que je voudrais remercier pour son aide précieuse.

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