Denrée rare aujourd’hui, l’art sacré existe encore, et même au Québec : Anne-Marie Forest en est l’une des figures les plus intéressantes. Dans ses créations, les évangiles prennent vie pour rejoindre tout le monde, ici et maintenant. Tout en pointant vers l’au-delà, ses dessins et ses peintures s’ancrent dans la vie concrète et parlent à l’âme contemporaine. J’ai rencontré cette artiste à contre-courant, dont le talent et la grande maîtrise technique sont tout entiers soumis aux inspirations de l’Esprit Saint.
Femme humble et très discrète, Anne-Marie Forest (prononcé Foreste) parle d’une voix douce. Elle écoute avec patience, en souriant, mon bombardement de questions, et y répond posément.
L’artiste vit au Québec depuis 1982. Formée aux Beaux-Arts de Paris et de Lyon, sa ville natale, elle s’inscrit par cet apprentissage dans une longue et riche tradition européenne de l’enseignement des arts. Bien qu’ayant grandi dans une famille catholique, avec des parents très engagés sur le plan social, elle-même avait décidé de mettre la foi de côté. C’est en sol québécois, à Montréal, que des rencontres décisives l’amèneront à renouer avec la dimension spirituelle de sa vie et de son art. « C’est ici que je suis renée », affirme-t-elle.
Ses premières œuvres religieuses lui sont commandées par Pierre Rivard, le prêtre de la paroisse Sainte-Bibiane à Montréal, qu’elle fréquentait à l’époque. Une expérience transformatrice : « Tout le temps que je faisais ça, je ne touchais pas à terre! » Elle découvre notamment la puissance des symboles. « L’Esprit nous enseigne aussi de façon visuelle. Parfois, un symbole a plus de force que beaucoup de paroles. »
Pastorale et évangélisation par les arts
Cet effet des images et des symboles sur notre compréhension des choses de la foi, Anne-Marie a pu l’observer par la suite dans son travail d’agente de pastorale. Elle s’émerveille de la foi des enfants, qui expriment de manière toute simple des réalités spirituelles complexes par leurs dessins.
Avec d’autres artistes, Anne-Marie Forest a fondé le Réseau d’art chrétien et d’éducation de la foi (RACEF). Ensemble, ils partagent leurs idées, leur expérience et leurs initiatives dans le domaine de l’évangélisation par les arts.
Pour Anne-Marie, c’est la spiritualité ignacienne qui semble guider à la fois sa pratique d’artiste et son travail en pastorale, particulièrement les Exercices spirituels dans la vie courante et la méthode de l’inculturation[1]. Les Exercices, qui la font méditer des passages des évangiles en ayant recours aux sens, l’aident à visualiser ces scènes et à les illustrer de manière vivante, tangible.
J’ai pu observer le résultat de ce travail lors d’une exposition de dessins de l’artiste, présentée à Rawdon en décembre dernier, durant la période de l’Avent. La série d’œuvres[2], illustrant des moments de l’enfance de Jésus et de Jean Baptiste, frappe l’imaginaire par l’expressivité des visages et des scènes, par la richesse des détails (vêtements, objets, paysages, etc.) et par l’émotion palpable des personnages. Anne-Marie a aussi produit, par le passé, une série de 33 œuvres représentant la Passion et la Résurrection du Christ, guidée par le même élan surnaturel : « Je m’étais donné ça comme défi pour le carême, comme une punition. Mais dès que j’ai commencé à dessiner, ce n’était pas une punition, je sentais que le Seigneur était content que je commence ça, c’est comme si je l’avais en arrière de mon épaule! »
Notre-Dame des Atikamekws
Quant à l’inculturation, la peintre et dessinatrice a eu l’occasion de mettre cette méthode en pratique lors de son travail pastoral des dernières années auprès des Autochtones. Elle a notamment travaillé, pour le diocèse de Joliette, avec la communauté atikamekw de Manawan. Cette expérience, qui a été un tournant dans sa vie, lui a fait voir la réelle universalité de l’Église et l’importance de la fraternité entre les peuples. Présente dans cette communauté au moment de la mort de Joyce Echaquan, Anne-Marie a elle aussi été bouleversée par cet événement dont elle a pu observer les répercussions tragiques à Manawan.
Si j’ai voulu rencontrer Anne-Marie Forest, c’est en grande partie à cause d’une de ses œuvres qui m’a profondément émue : un tableau de la Madone et de l’Enfant Jésus aux traits autochtones. Leur auréole est tendue de fils à la manière des capteurs de rêves; une plume est posée sur la Bible, à l’avant du tableau; la Vierge porte, en guise de broche, la roue de médecine traditionnelle autochtone, aux quatre couleurs. Et le visage de l’Enfant Jésus est celui du bébé de Joyce Echaquan, Carol Junior. La puissance d’évocation de l’image, ses qualités esthétiques et symboliques dignes des grandes icônes, et le recours à l’inculturation avec génie, font de cette peinture une œuvre inédite et incomparable.
Offrant la toile au comité pastoral de Manawan, Anne-Marie a demandé aux membres comment ils désiraient l’appeler : ils ont répondu Notre-Dame des Atikamekws. Ils ont fait imprimer la peinture sur tissu, puis la placent dans le lieu où les défunts sont exposés lors des funérailles, tandis que le tableau original a pris place au-dessus du maître-autel de l’église Saint-Jean-de-Brébeuf de Manawan. L’évêque de Joliette, monseigneur Louis Corriveau, a fait imprimer de nombreuses copies de l’image sous forme de petites cartes, à l’endos desquelles se trouve une prière qu’il a lui-même composée. Une nouvelle dévotion est née! « Je me suis dit ‘’Voilà, cette création ne m’appartient plus!’’ » raconte l’artiste, ravie.
Bien que les Atikamekws catholiques nourrissent depuis longtemps un grand attachement à la Vierge Marie, le tableau leur présente enfin des visages, des attributs, un titre et un patronage céleste qui les interpellent directement. Une « nouvelle » dévotion, une œuvre adoptée par une communauté culturelle : ce genre de situation est – il me semble – rarissime dans l’histoire de l’art et témoigne sans doute de grâces particulières reçues par l’artiste, visiblement accompagnée par l’Esprit Saint dans son travail de création.
Utilité des arts dans la mission de l’Église
Anne-Marie Forest dirige souvent des ateliers « art et foi », notamment pour un public jeune, et plusieurs de ses œuvres sont utilisées lors d’activités de pastorale chez les Premières Nations. Pour elle, l’art est une façon de prier. Si on dit que « chanter, c’est prier deux fois », peindre représente sûrement l’équivalent!
Mais au-delà de la prière personnelle, l’art religieux joue un rôle bien connu, et depuis longtemps, dans la transmission de la foi et dans l’explication des mystères divins. Ceci a été d’une importance capitale dans l’histoire du catholicisme au Québec, et nos églises magnifiquement ornées en témoignent. Mais depuis un bon demi-siècle, l’enseignement de la foi semble se dématérialiser, en délaissant les œuvres d’art sacré qui servent pourtant de support à l’évangélisation et à la dévotion. À quand un recours plus répandu à des œuvres d’art, dans nos églises, dans nos formations en catéchèse, et dans toutes les formes contemporaines d’apostolat? L’art et le travail de madame Forest constituent, en ce sens, un modèle inspirant.
[1] L’inculturation est une méthode missionnaire d’évangélisation qui adapte l’annonce de l’Évangile à une culture donnée, en incluant ou en faisant référence aux mœurs, à la langue, à la symbolique d’un peuple. Les premiers missionnaires jésuites en Amérique du Nord, notamment saint Jean de Brébeuf, ont utilisé cette façon de faire.
[2] Cette série d’une trentaine de dessins à la pierre noire a été créée sur une longue période, à partir du début des années 2000. Les œuvres ne sont pas à vendre, mais sont disponibles pour être exposées durant la période de l’Avent, notamment.
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