Art sacré

Nincheri, du profane au sacré : une visite au Château Dufresne

Afin de souligner le cinquantième anniversaire de la mort de l’artiste, le musée montréalais qui conserve la plus importante œuvre profane de Guido Nincheri a créé pour l’occasion une exposition temporaire présentant son travail de décorateur d’églises. Ainsi, après une visite de l’ensemble du château couronnée par cette exposition, on constate que le talent du créateur s’est exprimé d’une multitude de façons, selon les commandes et les contraintes, à l’aide de techniques diverses (peinture, vitrail, fresque) où le maître excellait. Mais le visiteur habitué de fréquenter l’œuvre de Nincheri dans les églises pourrait sortir de cette expérience un peu déboussolé : l’art profane ici exposé n’est « pas très catholique », dans tous les sens que peut évoquer cette expression!

Source : Répertoire du patrimoine culturel du Québec (RPCQ)

Né près de Florence en 1885, Nincheri est formé à l’Académie des beaux-arts de cette ville et y débute sa carrière. Durant son voyage de noces en Amérique éclate la Première Guerre mondiale; il juge alors plus prudent de rester de ce côté-ci de l’Atlantique. Il visite d’abord les États-Unis, mais des amis lui ayant parlé en bien de Montréal, c’est là qu’il s’établit avec son épouse. Embauché dans l’atelier de vitrail d’Henri Perdriau, il y développe une expertise dans ce domaine, et fonde bientôt son propre studio. Les commandes ne tardent pas à affluer, venant surtout du milieu ecclésiastique; il faut dire que l’artiste sait faire sa publicité, et d’œuvres en œuvres, sa réputation grandit. Extrêmement prolifique, l’atelier Nincheri produira ensuite des décors pour de nombreuses églises au Canada et aux États-Unis, durant plusieurs décennies. Ses origines italiennes et son utilisation inédite, au Québec, de la technique de la fresque attireront au peintre le surnom de « Michel-Ange de Montréal ».

Décorer un château en échange d’un atelier 

Source : page Facebook du Château Dufresne

Le château Dufresne est une résidence bourgeoise construite de 1915 à 1918 pour les frères Oscar et Marius Dufresne. Oscar est un industriel prospère, propriétaire entre autres d’une usine de chaussures, tandis que Marius est l’ingénieur de la nouvelle ville de Maisonneuve, qui fusionnera plus tard avec Montréal. Inspiré du Petit Trianon de Versailles, leur nouvelle résidence de style Beaux-arts montre un luxe ostentatoire, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, ce pourquoi l’endroit est appelé « château ». Vers 1920, Guido Nincheri accepte de décorer le château; en échange, il peut disposer d’un studio sur le boulevard Pie-IX, dans un bâtiment occupé à l’étage par la compagnie Dufresne Construction. C’est de ce studio, qui a continué ses opérations même après la mort de l’artiste, que proviennent la quarantaine de dessins, croquis et aquarelles rassemblés pour l’exposition temporaire. Le château Dufresne a en effet acquis cet atelier récemment, et compte en faire une sorte d’extension du musée dans les prochaines années.

Mais revenons au décor du château. Bien qu’il s’agisse de l’un de ses premiers contrats d’envergure au Québec, ce décor n’est pas le premier exécuté par Nincheri pour une résidence : à Florence, il avait déjà décoré un palais. Toutefois, l’ensemble occupe une place à part dans la production de l’artiste, et fait partie de ses rares œuvres profanes, l’art sacré ayant mobilisé presque toutes ses énergies par la suite. Ici, chez les Dufresne, pas de Vierge Marie ni d’anges, mais plutôt un spectacle païen et érotique invitant à la débauche : partout, des bacchanales impliquant des femmes nues dans des positions lascives, puis des faunes, des sirènes et des créatures mythologiques gréco-romaines. Sur ces toiles marouflées, on reconnaît la palette, le style et l’immense talent de Nincheri, mais cette sensualité mise au service de la luxure laisse un malaise quand on met ces œuvres en parallèle avec les peintures religieuses si connues de l’artiste.

Source : Wikipédia

Malgré les teintes lumineuses des toiles, l’ensemble ajoute à la lourdeur et à la décadence de l’atmosphère. Il faut dire que le décor très chargé (mobilier éclectique, boiseries foncées, tentures épaisses, tapisseries, objets hétéroclites exposés partout) a quelque chose de suranné, d’étouffant. Mais l’histoire et le décor du château Dufresne sont tout de même intéressants à plusieurs égards. Il s’agit d’un authentique exemple québécois où de riches parvenus décident d’en mettre plein la vue, au détriment du bon goût. Il en résulte, un siècle plus tard, un drôle de monument qui fascine et rebute à la fois. Il est étrange de penser qu’une jeune fille a grandi entre ces murs : Laurette, fille adoptive d’Oscar et de sa femme. De même, on ne peut s’empêcher de sourire en apprenant que les Pères de Sainte-Croix ont tenu un collège dans l’édifice durant les années 1940-1950 (après la mort des Dufresne), et qu’ils ont dû, pour ce faire, cacher tous les nus avec des voiles et des couches de peinture blanche!

Source : Wikipédia

Incursion dans l’univers du studio Nincheri 

Source : page Facebook du Château Dufresne

L’exposition temporaire appelée « Sacré Nincheri » est plus intéressante. En fait, le visiteur n’y apprend pas tellement de choses sur le sens et les thématiques qui sous-tendent l’art religieux de Nincheri; il s’agit plutôt d’une présentation de sa méthode de travail, du fonctionnement de son atelier, de sa gestion des commandes, etc. Certes, les dessins et croquis impressionnent par la finesse des détails et leur grande maîtrise technique, mais on aurait souhaité un meilleur travail d’interprétation par rapport au contenu : que signifient les sujets représentés, par rapport à la foi catholique, mais aussi par rapport à l’artiste, que l’on dit croyant et même pieux? Néanmoins, certains éléments exposés sont fascinants, telles les lettres écrites à l’artiste par des clients. Dans cette correspondance, on constate que les commanditaires des œuvres avaient des demandes et des goûts très précis, et se montraient critiques des esquisses reçues, malgré leur grande qualité : par exemple, l’évêque de Trois-Rivières, Mgr Pelletier, trouvait les « bouches des personnages trop grosses » sur les croquis des vitraux de sa cathédrale!

Une vidéo, de même que des extraits de carnets de commandes et des publicités, nous plongent dans l’univers du studio Nincheri. Son roulement, son nombre d’employés et son importante production font ressembler l’entreprise à une véritable petite manufacture! Un épisode pénible de la vie du peintre est évoqué à la fois dans la vidéo et dans une œuvre exposée : durant la Seconde Guerre, Guido Nincheri a été emprisonné trois mois à Petawawa car on le soupçonnait d’être fasciste. La raison de ces soupçons est un portrait de Mussolini intégré par l’artiste à la fresque de l’abside de l’église Notre-Dame-de-la-Défense, dans la Petite-Italie à Montréal. Son épouse Giulia réussira à le faire libérer en démontrant que cet élément ne faisait pas partie des esquisses originales, mais lui a été imposé par les commanditaires afin de commémorer l’accord du Latran (signé en 1929 par Mussolini et le pape Pie XI et définissant entre autres les limites de l’État du Vatican). N’empêche qu’une aquarelle préliminaire exposée au musée, montrant le dictateur italien monté sur son cheval et accompagné de soldats fantomatiques, est troublante de beauté!

Voir les œuvres in situ

La visite du château Dufresne et de son exposition temporaire, présentée jusqu’en juin 2024, peut valoir la peine en tant que complément à une connaissance générale de l’artiste et de son travail. Mais à ceux qui sont peu familiers avec l’œuvre de Guido Nincheri, je conseillerais davantage d’aller observer ses chefs-d’œuvre in situ, c’est-à-dire de visiter les belles et nombreuses églises qu’il a décorées. On les trouve principalement dans la région montréalaise, mais aussi dans d’autres coins du Québec et du Canada; en voici une liste non-exhaustive parmi les plus remarquables:

 

  • Cathédrale de l’Assomption à Trois-Rivières : 125 vitraux et quatre peintures
  • Basilique Sainte-Anne de Varennes : peintures de la voûte
  • Église Sainte-Madeleine d’Outremont : vitraux et peintures murales
  • Église Notre-Dame-de-la-Défense à Montréal : fresques
  • Basilique-cathédrale Notre-Dame d’Ottawa : vitraux
  • Église Saint-Viateur d’Outremont : fresques et vitraux
  • Église Saint-Léon-de-Westmount : tout le décor (l’une de ses œuvres majeures)
  • Église Sainte-Amélie de Baie-Comeau : fresques
  • Basilique-cathédrale Sainte-Cécile de Salaberry-de-Valleyfield : vitraux

 

L’un des vitraux de la cathédrale de L’Assomption, à Trois-Rivières

 

1 commentaire

  • Lise B
    14 janvier 2024 à 20 h 35 min

    J’ai vu aussi les fresques réalisées dans l’église St-Michael’s et St-Anthony rue st-Urbain
    d’après une commande de l’architecte Aristide Beaugrand-Champagne.
    Merci pour votre article, je compte bien visiter l’exposition.

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