Histoire du catholicisme

Les mouvements de tempérance au Québec

Longtemps patronnée par l’Église catholique, la lutte contre les ravages de l’alcoolisme au Québec a eu différents visages. Organisée en associations, cette lutte a su s’adapter au contexte propre à chaque époque, en utilisant les moyens de communication et les outils de persuasion les plus efficaces. De la croix noire aux réunions des A.A., en passant par les cercles Lacordaire, voici un petit tour d’horizon des sociétés de tempérance… À votre santé! 

Le souci du clergé de protéger les fidèles des dangers de l’abus d’alcool ne date pas d’hier. En Nouvelle-France, saint François de Laval, premier évêque de Québec, s’oppose fermement à la vente de l’eau-de-vie aux autochtones, source de profonds désordres physiques et moraux. C’est toutefois au milieu du XIXe siècle, avec l’avènement de l’industrialisation et la multiplication des débits de boisson (une rue de Québec ou de Montréal pouvait en compter jusqu’à une cinquantaine), que l’alcoolisme est identifié comme une plaie sociale à combattre. On considère alors l’ivrognerie comme étant la cause de toutes les misères : violence conjugale dans les foyers ouvriers, pauvreté accrue des ménages, hausse de la criminalité, etc. Dans les milieux anglophones et protestants, des campagnes visant la consommation modérée d’alcool existent déjà; elles auront une influence sur les catholiques canadiens-français, qui organiseront bientôt des retraites sur le thème de la tempérance.

Sous l’étendard de la croix noire 

Monument de tempérance à L’Islet-sur-Mer. Source : BAnQ

Durant ces retraites, auxquelles assistent des milliers de paroissiens un peu partout dans la province, des prédicateurs charismatiques font des sermons très convaincants sur les conséquences funestes de l’alcoolisme et sur la nécessité de revenir à une moralité chrétienne irréprochable. Le plus influent de ces orateurs, qui deviendra par ailleurs l’un des personnages les plus controversés et les plus ténébreux de l’histoire du Québec, est l’abbé Charles Chiniquy. On lui doit la première société de tempérance canadienne-française, créée en 1840 dans la paroisse de Beauport, où il est prêtre. Au départ, les fidèles qui en deviennent membres s’engagent à ne pas dépasser trois consommations par jour, mais bien vite, l’abstinence complète d’alcool devient le critère. Jouissant d’une popularité immense, « l’apôtre de la tempérance », tel que l’on surnomme Chiniquy, fait le tour de la province avec ses prédications, utilisant toutes sortes de procédés dont des effets sonores, pour convaincre la population. Les hommes pleurent, les femmes s’évanouissent… et un parfum de scandale a tôt fait d’entourer cet homme intrigant, qui a plus les caractéristiques d’un gourou que d’un prêtre catholique. Il finira d’ailleurs par être excommunié, se convertira au protestantisme et passera le reste de sa vie à publier des pamphlets démonisant l’Église de Rome. Mais passons.

En 1842, l’abbé Édouard Quertier fonde à Saint-Denis de Kamouraska la Société de tempérance dite de la Croix-Noire. Cette association bien organisée, qui comprend des statuts et un serment, a donc aussi son symbole. C’est la fameuse croix noire en bois, parfois dotée de l’inscription TEMPERANCE sur la traverse, que les abstinents accrochent dans la pièce principale de la maison pour indiquer aux visiteurs qu’on ne boit pas d’alcool dans ce foyer. D’autres sociétés naîtront ailleurs et imiteront ce modèle. À plusieurs endroits, dont Beauport et Saint-Hilaire, des monuments de la tempérance sont érigés. Ce mouvement plutôt rigoriste a tout d’une véritable croisade, et ses adhérents n’hésitent d’ailleurs pas à employer le vocabulaire propre à cet esprit : « La tempérance est une vertu qui demande du courage, de l’abnégation, des sacrifices. Or, c’est la Croix qui nous prêche le plus éloquemment le sacrifice. Elle nous enrôle, elle nous étreint dans ses bras austères pour faire de nous des sobres, des croisés », écrira plus tard un prêtre[1].

L’ère de la Prohibition 

Croix de tempérance. Source: Répertoire du patrimoine culturel du Québec (RPCQ)

Ce combat pour la tempérance connaît des hauts et des bas au fil des décennies. Il bénéficie d’un regain de popularité au début du XXe siècle, et fait son entrée dans l’arène politique. Sous la pression de groupes (tant protestants que catholiques) qui veulent légiférer le commerce d’alcool, les autorités fédérales et provinciales, quoi qu’un peu frileuses sur la question, finissent par adopter certaines lois plus restrictives. Ainsi, sous le gouvernement de Lomer Gouin (1911), les tavernes ferment plus tôt. Les points de vente de boisson deviennent également moins nombreux. On laisse toutefois aux provinces, et même aux municipalités, le soin de tenir des référendums sur l’interdiction de la vente d’alcool. La ville de Trois-Rivières, par exemple, a été une « ville sèche » de 1915 à 1921, de même que la ville de Québec durant un court laps de temps. Mais pas Montréal qui, c’est bien connu, est la ville du vice…

Alors qu’aux États-Unis la prohibition bat son plein, au Québec, celle-ci apparaît de plus en plus comme une mesure radicale ayant des effets contraires au but recherché : essor du crime organisé, fabrication artisanale d’alcool (dont le fameux caribou), apparition de « bières de tempérance » qui ne le sont pas vraiment, etc. En 1921, le gouvernement provincial abolit les interdits concernant les spiritueux, mais s’arroge le monopole du commerce d’alcool en créant la Commission des liqueurs du Québec, devenue la SAQ dans les années 1970. L’histoire ayant tendance à se répéter, on a pu voir récemment la même chose avec le cannabis. Et en plus, on n’a même pas eu besoin de croisades contre le pot!

Les années 1950 et l’engagement social  

Chez les catholiques du Québec, le milieu du XXe siècle est marqué par les « unions » : syndicats, mouvements jeunesse, associations pieuses ou caritatives, groupes scouts, etc. Cet activisme social a plusieurs facettes et s’adapte à tous les groupes d’âge, à toutes les classes. Quand on est jeune et célibataire, on fait partie de la Jeunesse Ouvrière Catholique (JOC), par exemple; et quand on se marie, on s’enrôle dans le Mouvement Lacordaire. Cette société de tempérance a été fondée par un prêtre dominicain en 1911 à Fall River, au Massachussetts, ville alors peuplée par une importante communauté canadienne-française. Elle est nommée en l’honneur d’Henri Lacordaire, un prédicateur dominicain du XIXe siècle. Rapidement popularisé de l’autre côté de la frontière, le mouvement connaît ses heures de gloire dans les années 1950, alors que l’on trouve des cercles Lacordaire dans presque chaque paroisse. La devise du mouvement est « HONNEUR, SANTÉ, BONHEUR ». La présence du mot bonheur n’est pas anodine, à l’époque où ce concept devient synonyme de l’épanouissement des individus au sein de la famille nucléaire.

Bannière de procession du Cercle Lacordaire. Source : RPCQ

Mes grands-parents maternels ont eu l’honneur insigne d’être le premier couple Lacordaire de la paroisse d’Havre-aux-Maisons, aux Îles de la Madeleine. Lors de leur cérémonie de mariage, un membre du cercle avait même composé une chanson spéciale pour eux, où on les enjoignait à être « des époux exemplaires et parfaits abstinents ». Disons que ça met un peu de pression! Mais il faut comprendre le contexte de l’époque avant de juger avec nos yeux habitués à toutes les licences. Après cent ans de croisades pour la tempérance, la sobriété était vue comme la vertu suprême chez les Canadiens français. Notre littérature (Maria Chapdelaine, pour ne citer qu’une œuvre) contient d’abondants exemples de l’importance, pour une femme, de rechercher un mari « qui ne boit pas et ne sacre pas ». Il faut voir la fierté dans les yeux de ma grand-mère, 93 ans, lorsqu’elle dit « Ton grand-père n’a jamais bu une goutte d’alcool » ou encore « Mon garçon ne m’a jamais donné de misère » (lire : il n’a jamais touché à la boisson). Mais c’était l’époque, aussi, où chaque foyer madelinot possédait son petit alambic et fabriquait sa bagosse, une sorte de bière très forte à l’origine de bien des incidents survenus parce que les hommes étaient « pris de boisson ». Chaque famille a connu des drames liés à l’excès d’alcool : accidents mortels, délits de fuite, bagarres, violence domestique, etc.

Responsabilisation et réveil spirituel 

Tombé en désuétude après les années 1960, le mouvement Lacordaire a cédé la place à plusieurs associations de lutte à la dépendance, dont la plus connue est celle des Alcooliques anonymes (A.A.). Fondé en 1935 aux États-Unis, cet organisme est non confessionnel, mais suit des principes résolument chrétiens. Ainsi, les membres doivent commencer par faire un examen de conscience et admettre leurs fautes, puis essayer de les réparer. Ils doivent reconnaître qu’ils ont perdu le contrôle face à l’alcool, et chercher l’aide d’une « force supérieure ». Cette démarche pour le moins émouvante et profonde suscite chez les nouveaux abstinents un réveil spirituel, une conversion du cœur. Une approche très intéressante à notre époque, où les gens aux prises avec des problèmes de dépendance sont toujours et seulement, il me semble, considérés comme des victimes d’inégalités sociales avant d’être regardées comme des êtres humains pleinement responsables et dotés d’un libre arbitre. Trop souvent, en voulant aider et soigner ces personnes, on oublie leur santé spirituelle; on oublie aussi de s’en remettre à cette « force supérieure », préférant chercher des solutions auprès des gouvernements. On ne croit plus aux miracles.

Heureusement, nombreux sont les témoignages de gens qui ont surmonté cette perte de contrôle, avec l’aide de Dieu et de personnes dévouées.  Si on n’érige plus de monuments à la tempérance, une amie me faisait tout de même remarquer que l’abstinence d’alcool revient à la mode, par les temps qui courent. Question de santé, de prévention de la violence, et non plus de vertu ou de moralité (quoi que…). Rappelons que la tempérance consiste en la consommation responsable et modérée d’alcool, et non en l’interdiction ou l’abstention complète. Les figures allégoriques de la tempérance illustrent d’ailleurs toujours une femme versant de l’eau dans son vin. Et Jésus, lui, a changé l’eau en vin, ne voulant pas priver les noceurs de cette boisson qui réchauffe le cœur… La recherche d’équilibre semble donc la bonne voie, et ce vin nouveau de l’Évangile peut étrangement nous aider à y parvenir!

 

[1] Extrait de l’ouvrage intitulé Croisade de tempérance : sermons et causeries, écrit par le père Paul-Arsène Roy : https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2676970

 

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