Art sacré / Patrimoine du Québec

L’étonnant décor italien de l’église de Louiseville

Chef-lieu de comté qui a connu ses heures de gloire à la fin du XIXe siècle, capitale québécoise du textile dans les années 1950, Louiseville est aujourd’hui une petite ville ordinaire sise entre beautés et laideurs : bordée de « cours à scrap », elle est aussi entourée d’une campagne magnifique et de villages pittoresques. Sur la rue principale, dont les beaux bâtiments d’époque sont maintenant disparus ou défigurés, le visiteur s’étonnera de voir surgir une église en pierre immense et opulente, digne d’une cathédrale. À l’intérieur, l’effet de surprise augmente encore : c’est un palais de marbre, avec des mosaïques, des fresques, des verrières chatoyantes… Mais que s’est-il donc passé dans cette ville ouvrière que l’on dit pauvre, pour qu’on l’ait dotée d’un tel trésor?

Source: Wikipédia

Saint-Antoine-de-la-Rivière-du-Loup, comme on l’appelait au début, est fondé en 1665 à l’embouchure de la rivière du même nom, à proximité du lac Saint-Pierre. C’est un lieu assez fréquenté, où l’on fait halte entre Montréal et Trois-Rivières, et qui bénéficie bientôt de la construction du chemin du Roy. Le village est rapidement pourvu d’une église, qui sera reconstruite en 1805 avec les meilleurs ressources et artisans du temps. Le développement du lieu s’apparente à celui des principaux villages du Québec : l’arrivée du chemin de fer, la prise en charge d’écoles par des communautés religieuses, l’installation de commerçants et de notables confèrent à la localité le statut de gros bourg. C’est l’époque (1880) où l’endroit est rebaptisé Louiseville, en l’honneur de la princesse Louise, femme du gouverneur général, mais aussi pour le distinguer de « l’autre » Rivière-du-Loup.

C’est dans ce contexte de prospérité relative qu’une nouvelle église, plus vaste, est construite en 1921; les fidèles n’en profiteront que durant cinq ans, car en 1926, le bâtiment disparaît tragiquement dans un incendie d’origine criminelle. Grâce aux assurances, il est reconstruit deux ans plus tard selon le même modèle ambitieux, mais avec l’arrivée de la crise économique des années 1930, le temple sera laissé inachevé à l’intérieur. Il faudra attendre plus de deux décennies avant qu’un curé entreprenant excite la motivation des paroissiens à financer le parachèvement de leur église, afin que son intérieur soit digne de son extérieur fastueux.

Grève du textile et décoration de l’église 

Étrangement, cette campagne de décoration intérieure débute en 1952, en même temps que la grève des ouvriers de l’’Associated Textile, un événement très médiatisé qui a mis Louiseville sur la map, comme on dit[1]. J’ai entendu le témoignage d’une dame qui était adolescente à l’époque; selon elle, le curé Donat Baril se serait fait très insistant dans ses sermons pour soutirer des fidèles une généreuse participation financière aux travaux malgré leurs faibles revenus. Il aurait par exemple exigé des « quêtes silencieuses », c’est-à-dire obligé à donner des billets de banque plutôt que de la monnaie…

Quoi qu’il en soit, la fabrique commande à un entrepreneur montréalais d’origine italienne, Sebastiano Aiello, une grande variété de marbres d’Italie afin de décorer les surfaces de l’église. Des vitraux en cabochon sont exécutés par les frères Rault de Rennes, en France, puis des boiseries et des éléments en fer forgé sont réalisés par des artisans régionaux. Enfin, pour la création de peintures murales, il fallait un artiste de grand talent : c’est par le biais de monsieur Aiello que l’on fera venir de Palerme, en Italie, un maître de la fresque pour s’attaquer à cette partie du décor. Ceci a de quoi étonner, même quand on considère le fait que la décoration murale d’églises était alors en déclin au Québec, après avoir connu son apogée entre 1900 et 1930. Il devait certainement rester quelques peintres québécois prêts à réaliser de telles œuvres; pourquoi avoir fait appel à un européen? Ce cas me semble assez unique dans l’histoire de l’ornementation de nos églises.

 

Un maître sicilien arrive à Louiseville 

C’est donc un franciscain de Sicile, le père Antonio Cianci, qui s’acquitte de cette tâche. Très réputé dans son pays, l’artiste a été formé à Rome et est notamment l’auteur des décors de la basilique Saint-François et de l’église du Sacré-Cœur de Palerme. À Louiseville, il amène avec lui sa nièce Olga Storaci, qui lui sert d’assistante. Cette dernière, formée aux beaux-arts, possède les compétences requises; elle sert aussi d’interprète à son oncle.

De vieux articles du Nouvelliste et de L’Écho de Maskinongé trouvés dans les archives nous renseignent sur cet épisode original et passionnant de l’histoire locale. Ainsi, les deux italiens débarqués à Louiseville choquent un peu les habitants du lieu avec leurs habitudes méditerranéennes (ils font la sieste l’après-midi, ils boivent du vin aux repas, ils écoutent des airs d’opéra à tue-tête, etc.). La jeune femme, qui a fui son pays pour éviter un mariage forcé, épousera finalement un marchand louisevillois qui la séduira avec son côté romantique… Mais avant, elle doit travailler très dur pour aider son oncle, qui peint à l’aide de la technique ancienne et indestructible de l’encaustique, préparation à base de cire et de térébenthine. Les vapeurs fortes de ces produits la rendent malade, et la peinture des voûtes exige de grimper dans des échafauds et de rester pendant des heures dans des positions inconfortables.

Le père Cianci travaille pendant six ans à Louiseville, soit de 1952 à 1957. Il y peint la voûte de l’église, mais aussi des fresques au-dessus des quatre chapelles latérales, puis deux dans le chœur. Avec une maîtrise technique et un coloris qui évoquent les grands artistes de la Renaissance, le peintre illustre notamment la Trinité, la Nativité, le Sacré-Cœur, saint François d’Assise, l’Assomption de la Vierge et saint Joseph. Malheureusement, l’une de ses grandes compositions montrant les vertus cardinales et théologales a été détruite dans un incendie en 1981. Pour créer ses personnages, Cianci a fait poser Olga comme modèle, mais aussi des paroissiens; les noms de ces personnes sont mentionnés dans l’ouvrage du père Germain Lesage sur l’histoire de la ville[2].

 

Un héritage sous-estimé 

Une fois l’exécution des fresques terminée, l’immense travail des deux artistes semble avoir été accueilli dans une relative indifférence. Sur les centaines de milliers de dollars qu’a coûté au total le chantier de décoration, Antonio Cianci et son assistante auraient reçu 25 000 $, soit un salaire nettement en dessous de la valeur des œuvres[3]. Serait-ce parce que le père Cianci était membre d’une congrégation religieuse, donc tenu à la pauvreté? Serait-ce de sa part un acte de charité envers une paroisse ouvrière? Une entente avec sa communauté en Italie? Quant à l’appréciation des paroissiens, c’est une bonne vingtaine d’années plus tard que les Louisevillois ont en quelque sorte redécouvert cet héritage artistique et ont entrepris de le présenter au monde avec fierté. Des articles de journaux des années 1970-1980 parlent d’une affluence touristique à Louiseville et de visites guidées de l’église, lieu « unique au Canada ». C’est peut-être le décès d’Antonio Cianci, en 1976, qui a fait réaliser à la population locale l’importance de ces œuvres, ou encore le témoignage de sa nièce, dorénavant intégrée à sa communauté d’accueil.

Aujourd’hui, peu de touristes s’arrêtent à Louiseville, hormis peut-être durant la semaine du Festival de la galette de sarrasin en octobre – à peu près la seule « attraction » locale. Qui connaît les splendeurs cachées dans l’église, toujours fermée? Les visites guidées sont rares[4], et la pratique religieuse, qui était plutôt bonne il y a encore quelques années, a drastiquement chuté récemment. Qu’arrivera-t-il à ces marbres, à ces fresques qui ont été faites pour durer? Cet oubli collectif et cette ingratitude ont fait dire à madame Olga Storaci-Caron (maintenant décédée) des paroles amères à la fin de sa vie : « [le père Cianci] est le Michelangelo de son époque. Il est reconnu partout dans le monde, mais ici, au Québec, on s’en fout de l’art. Les Louisevillois lui doivent beaucoup »[5]. Je tiens toutefois à apporter une lueur d’espoir : un comité de revitalisation de l’église vient d’être mis sur pied.

À noter qu’en plus des fresques de l’église Saint-Antoine-de-Padoue de Louiseville, Antonio Cianci a laissé une autre œuvre en Mauricie : le portrait de Mgr Georges-Léon Pelletier, évêque de Trois-Rivières de 1947 à 1975. Le tableau, très réussi et impressionnant par sa ressemblance avec son sujet, prend place parmi la collection de portraits d’évêques et de cardinaux conservée à l’évêché.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce legs italien dans une petite ville du Québec est un surprenant morceau de notre patrimoine qui mériterait plus d’attention du public, mais aussi des spécialistes!

 

 

[1] Au sujet des conditions de travail des ouvriers du textile, à Louiseville comme dans d’autres villes du Québec, voir le fameux documentaire On est au coton de Denys Arcand : https://www.onf.ca/film/on_est_au_coton/ Ce film, tourné de 1968 à 1970, a aussi inspiré une fiction filmée à Louiseville par Arcand (Gina, 1975).

[2] LESAGE, Germain, o.m.i. Histoire de Louiseville 1665-1960, Société d’histoire de Louiseville, 1995, 450 p.

[3] Martin Lafrenière, « Une église remplie de trésors », Le Nouvelliste, vendredi 5 mai 2006.

[4] Selon le nouveau site web de l’église, elles sont disponibles sur demande : https://egliselouiseville.ca/2023/06/10/visite-guidee-sur-demande/

[5] L’Écho de Maskinongé, 22 décembre 2011.

3 Commentaires

  • Elise Frigon
    25 mars 2024 à 2 h 43 min

    Chère Agathe, ton article est vraiment intéressant et après avoir vécu plusieurs années tout près
    de ce monument exceptionnel, je constate que je le connaissais très peu.
    Je me propose donc d’y retourner bientôt pour le redécouvrir… si les portes sont ouvertes,
    bien sûr !
    Merci pour la pertinence de toutes ces infos qui nous donnent envie de visiter ce
    magnifique trésor patrimonial.
    Élise

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  • Rick Brown
    27 mars 2024 à 12 h 23 min

    Votre article est des plus intéressant ! Merci de toute cette recherche. En effet, l’Église St-Antoine-de-Padoue de Louiseville est un trésor qu’il faut connaître ou redécouvrir. C’est pourquoi, dès le début de cet été, des visites guidées auront lieu les jeudi, vendredi et samedi. La programmation est en développement et sera annoncée sous peu.

    L’âge ravage les immeubles et, à l’approche du centenaire de notre église, nous devons nous mobiliser et faire de sa revitalisation un objectif collectif. L’avenir de ce pôle identitaire louisevillois en est l’enjeu.

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