Les crèches, ces représentations de la Nativité intégrées aux décors de Noël, sont une tradition fort ancienne remontant aux origines européennes des premiers colons. Ces objets artisanaux reflètent toujours des traits de la culture locale : ils ont donc développé au Québec un caractère unique teinté à la fois par le savoir-faire des communautés religieuses, par les cultures autochtones et par les traditions familiales.
La dévotion à la Sainte Famille et à l’Enfant Jésus
En tant qu’illustration du mystère de la Nativité, la tradition des crèches de Noël est étroitement associée à la dévotion à la Sainte Famille, qui se répand en Europe au XVIIe siècle[1]. Ce culte s’implante simultanément en Amérique française et devient très florissant à Montréal et à Québec[2], notamment grâce à l’influence des Jésuites, des Sulpiciens et du premier évêque de Québec, Mgr François de Laval. L’île de Montréal est consacrée à la Sainte Famille en 1642; Mgr de Laval dédie quant à lui son séminaire à la Sainte-Famille et aux Saints Anges, et contribue à la fondation d’une confrérie vouée à ce culte. Par ailleurs, les prêtres missionnaires de l’époque affectionnent particulièrement les images et les reproductions en trois dimensions de la naissance du Sauveur, et s’en servent abondamment pour leurs catéchèses auprès des autochtones. On n’a qu’à penser au Noël huron, cantique composé par Jean de Brébeuf pour les Wendats, et aux crèches amérindiennes qui s’en sont inspiré, avec le petit Jésus emmailloté dans des fourrures et reposant dans une cabane d’écorce. Les statuettes de l’Enfant Jésus, seul ou dans les bras de Joseph ou de Marie, sont également des objets très prisés dans les églises de Nouvelle-France et dans les missions. Comme la famille constitue la base des sociétés, et qu’en terre d’Amérique on voulait fonder une société profondément chrétienne, il est naturel qu’on ait proposé comme modèle la plus sainte des familles : Jésus, Marie, Joseph. Les témoins matériels des premières crèches canadiennes sont cependant très rares; il faut donc prendre en considération d’autres sources, principalement écrites.
À ce sujet, une scène de roman me revient en mémoire : un passage du livre Shadows on the Rock, publié en 1931 par l’auteure américaine Willa Cather (l’œuvre a été traduite en français sous le titre « Les Ombres sur le rocher »). L’histoire de ce beau roman contemplatif se déroule à Québec vers 1700, et la piété catholique de la petite colonie y est magnifiquement évoquée. François de Laval, « Monseigneur l’Ancien », fait partie des personnages du livre, avec plusieurs autres figures historiques. Quand la jeune Cécile, personnage principal, arrange une crèche envoyée de France par sa famille (les crèches domestiques étaient encore des objets inusités à l’époque), son ami Jacques vient y placer une figurine de castor en bois sculpté, près de la mangeoire où repose Jésus. Une dame approuve son geste : « Our Lord died for Canada as well as for the world over there, and the beaver is our very special animal » (qui se traduit à peu près par : Notre Seigneur est mort pour le Canada aussi bien que pour le reste du monde, et le castor est notre animal à nous).
Les Enfants Jésus de cire
Amenée de France par les communautés religieuses féminines, notamment les Augustines et les Ursulines, la tradition des petits Jésus en cire est un art tenu en haute estime par les premiers habitants de la colonie. En effet, les missionnaires jésuites passaient des commandes de crèches aux religieuses, de même que les paroisses. Les statuettes étaient fabriquées avec de la cire d’abeille coulée dans des moules en plâtre, des yeux en verre et des cheveux naturels frisés à la main. On les revêtait ensuite de robes finement brodées. Les artisanes qui confectionnaient ces Enfants Jésus attachaient à cette pratique une importance singulière, car il s’agissait avant tout d’un acte de dévotion envers le Verbe incarné : la statuette devait refléter et communiquer les vertus de l’enfant divin. La technique s’est transmise au sein des communautés, de génération en génération; elle est en train de disparaître aujourd’hui. Toutefois, de nombreuses paroisses du Québec conservent ces petits trésors dans leur sacristie, et chaque année à Noël, il est possible de voir dans les crèches exposées à l’église ces petits Jésus en cire aussi délicats que de vrais nouveau-nés.
Les crèches domestiques
La crèche familiale, placée sous le sapin dans chaque foyer, est popularisée tardivement. Même si cette pratique existait dès le XVIIe siècle en France dans les milieux aisés, ce n’est que vers 1875 que la crèche miniature se répand dans les familles canadiennes-françaises, précédant l’arrivée des sapins de Noël. Avant cette période, c’est principalement à l’église que les crèches sont exposées, suscitant la joie et l’admiration des petits comme des grands. La tradition veut que l’on attende le 24 décembre à minuit avant d’y placer l’Enfant Jésus, matérialisant ainsi cette attente et cette préparation qui constituent l’Avent.
C’est vers les années 1960 que les crèches domestiques connaissent leur apogée. Non seulement se trouvent-t-elles dans presque tous les foyers, mais elles se déclinent aussi en toute sorte de variantes : il y a des crèches musicales et animées, des personnages en bois, en porcelaine ou en plastique, des villages entiers reconstitués autour du noyau central de la Sainte Famille, etc. Certaines familles conçoivent elles-mêmes leur crèche; des maisons exposent même une crèche illuminée de grandes dimensions à l’extérieur, parmi les lumières de Noël. Au milieu de cette variété et de cette créativité, le phénomène des crèches peut toutefois devenir pur folklore ou simple composante d’un décor; pour conserver son rôle d’objet de piété, la crèche peut bien sûr être audacieuse, mais elle doit toujours demeurer priante et centrée sur le mystère de la Nativité.
Aujourd’hui
La fête de Noël étant devenue, au Québec comme ailleurs, la fête du Père Noël, des lutins et des cadeaux (la « magie de Noël »), les représentations de la Nativité ont beaucoup perdu en popularité. J’ai d’ailleurs été surprise de voir que Postes Canada vient d’émettre un timbre à l’effigie de la crèche… ce qui montre que certaines images sont éternelles! Si le Québec laïcisé du XXIe siècle ne tolère plus beaucoup les crèches dans les lieux publics, mis à part des lieux circonscrits comme les églises et les musées, certaines initiatives privées permettent encore d’apprécier ces objets dans leurs dimensions artistique, culturelle ou religieuse. On peut penser aux expositions de l’Oratoire Saint-Joseph, de certaines municipalités ou d’artisans locaux. Et comme beaucoup de Québécois conservent malgré tout un attachement nostalgique à la messe de Noël, la crèche familiale garde sa place sous le sapin dans plusieurs maisons, pour les mêmes raisons sentimentales.
Quant aux communautés religieuses, elles sont devenues en quelque sorte les gardiennes de cette tradition. À Trois-Rivières, les Pauvres de Saint-François créent de magnifiques crèches depuis les premiers temps de la communauté, née dans les années 1970. En bon fils de François d’Assise, « l’inventeur de la crèche », les frères cultivent cette dévotion et ce savoir-faire hérités de leur fondateur Jacques Roy (1930-2014), formé chez les Capucins. Depuis une vingtaine d’années, on leur confie la réalisation d’une crèche monumentale à la cathédrale de l’Assomption; d’autres églises trifluviennes ont aussi bénéficié de leur talent par le passé. Les frères se servent des personnages de crèche conservés sur place, mais bâtissent le décor notamment à l’aide d’éléments amassés dans la nature, tels que des mousses et des lichens.
Lorsqu’elle est bien conçue, la crèche possède une puissance d’évocation qui touche les cœurs par son mélange inouï d’humilité (la pauvreté de l’étable, des bergers) et de grandeur divine (les anges qui chantent la gloire de Dieu, les mages venus vénérer le Roi des rois). On comprend pourquoi cette scène est à l’origine de centaines, voire de milliers de chants traditionnels. Par ailleurs, saviez-vous que de nombreux cantiques de Noël appris durant notre enfance font partie du patrimoine québécois, ou du moins leurs arrangements les plus connus? Mais gardons ceci pour un autre article…l’année prochaine, peut-être! D’ici là, je souhaite à mes lecteurs un très beau Noël.
[1] Des représentations théâtrales de la Nativité, ou crèches vivantes, existaient cependant depuis le Moyen Âge.
[2] https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2241108
5 Commentaires
Daniel McCormack
19 décembre 2022 à 18 h 48 minmerci pour cette histoire et rappel de belles traditions !
Girol Didier
26 décembre 2022 à 19 h 43 minTrès bel article ! Merci
Kaylynne
27 décembre 2022 à 20 h 40 minMerci pour cet article! J’ignorais que la crèche telle que nous la connaissons aujourd’hui était somme toute assez récente (1960). je m’imaginais un gosseux de bois dans à peu près chaque famille, qui aurait pu sculpter les figurines de la nativité, surtout si les conditions météorologiques ne permettaient pas de se réunir à l’église pour la messe de minuit.
Agathe Chiasson-Leblanc
27 décembre 2022 à 23 h 57 minIntéressant, votre commentaire. Il y a effectivement eu aussi beaucoup de crèches réalisées par des »gosseux de bois »! L’histoire des crèches familiales est plus difficile à documenter. Ça serait un beau sujet d’étude pour un ethnologue! 🙂
Élise Frigon
8 janvier 2023 à 16 h 02 minMa mère avait une profonde dévotion envers la Sainte Famille qu’elle nous a transmise, à nous, ses enfants.
La lecture du document en annexe, La Dévotion à la Sainte Famille, m’a ramené beaucoup de souvenirs et
un peu de nostalgie… exception faite des »indulgences » qui m’ont toujours posé un problème éthique, comme
si la prière et la foi se monnayaient ! Un très grand merci, Agathe, pour la qualité des textes et la pertinence
des informations. On lit avec bonheur… et on y revient !