*Les photographies de cet article ont été gracieusement fournies par Line Robichaud, restauratrice de statues religieuses.
« Il ne cassera pas le roseau déjà plié et n’éteindra pas la lampe dont la lumière faiblit » (Mt 12 :20)
Éliminer l’aspect religieux
« On voulait en profiter pour éliminer l’aspect religieux associé au nom actuel de l’école ». Ainsi parlait le directeur d’une école primaire en processus de rénovation et…de changement de nom. Ces propos sont symptomatiques du rapport trouble qu’entretiennent les Québécois à l’égard de leur héritage religieux, qu’il soit bâti, toponymique, artistique ou autre. « L’aspect religieux », c’est la vieille gomme à mâcher agglutinée à la semelle du Québec : on a beau marcher en avant, ça nous colle après, et c’est gênant. Que peut-on bien faire avec cela? Comment s’en débarrasser sans attirer les regards?
Le changement de nom de plusieurs institutions et même de municipalités[1] dans le but d’effacer toute référence au catholicisme, pourtant indissociable de l’histoire nationale, régionale et locale, est un phénomène plus significatif en soi-même que l’abandon, la vente ou la destruction des églises qui parsèment le territoire du Québec. Bien que la fermeture des lieux de culte fasse la manchette des journaux chaque semaine, elle n’est pourtant que la conséquence matérielle, voire superficielle, de cette élimination du religieux dans la société civile commencée il y a déjà longtemps.
Que les noms changent, rien d’étonnant à tout cela; il s’agit du cours normal des choses. La toponymie évolue et témoigne des préoccupations et des valeurs de son temps. Que pourrait bien répondre en 2022, de toute façon, un élève de l’école Marie-Immaculée questionné sur la signification du nom de son école? De la même manière, il faut se demander pourquoi et comment transmettre le patrimoine religieux aux jeunes générations, qui pour la première fois dans notre histoire, ne disposent d’aucun référent culturel catholique, en excluant les fameux « sacres » dont la signification est oubliée depuis des lustres. Comment faire apprécier la richesse des décors d’églises, par exemple, à un public non seulement peu familier avec les sujets et les codes de l’art religieux, mais également conditionné à considérer le Québec pré-1960 comme une époque noire, oppressante et sans génie?
Sauvegarder le contenant en évacuant le contenu
Force est de constater que la notion de patrimoine religieux est comprise, auprès du public, comme étant la gestion du parc immobilier des différents diocèses du Québec. Tout tourne autour de la question de la sauvegarde des églises en tant que bâtiments, ou de leur reconversion (terme hautement ironique dans ce contexte). Incapables de faire face à leurs ruines, les Québécois ménagent leur conscience en préservant leurs temples de pierre, qu’ils transforment en pharmacies, en fromageries, en écoles de cirque ou en résidences pour retraités. N’importe quel projet de « reconversion », jusqu’au plus loufoque, est applaudi et accueilli avec des soupirs de soulagement. Vidée de son contenu et de ses croyants, l’église décontextualisée, devenue une coquille vide, continuera du moins à dominer le paysage comme avant. Ainsi, les apparences sont sauves, et on admettra généralement qu’il est plus esthétique (et plus écologique, diront certains) de conserver une belle église plutôt que de la raser pour ériger une tour de condos.
Pendant ce temps, des trésors artistiques d’une valeur inestimable (décors peints d’Ozias Leduc, tabernacles dorés datant du Régime français, vitraux de Guido Nincheri, boiseries néogothiques et mobilier sculpté par les ornemanistes de l’atelier des Écores) sont complètement ignorés du public et s’effritent dans la pénombre des églises fermées à clé en dehors de l’unique messe dominicale, quand il y en a une. De même, des pans entiers de l’histoire du pays, dans lesquels des communautés religieuses jouent le rôle principal, sont méconnus ou dédaignés. Ces mêmes communautés sont par ailleurs en train de s’éteindre dans le silence et l’indifférence générale, quittant les lieux emblématiques où elles ont œuvré pendant des décennies, voire des siècles.
On ne garde du patrimoine religieux que ce qui possède un potentiel de « mise en tourisme ». Récupérés par Homo festivus[2], les églises et les anciens monastères accueillent des concerts, des cours de yoga, des marchés bio, des expériences en réalité augmentée et autres activités ludiques ou récréatives. Même les grands sanctuaires, qui ne sont pas en reste sur ce plan, tentent maladroitement de s’adapter en intégrant dans leur programmation des performances d’artistes dans l’air du temps et des spectacles « sons et lumières » avec écrans géants.
Crise du patrimoine ou crise de la foi?
Je suis consciente de choquer les gens lorsque j’énonce une vérité si simple qu’elle est rejetée par la plupart de ceux qui disent se préoccuper de la question du patrimoine : seule la foi peut maintenir le patrimoine religieux vivant. Conservé à d’autres fins, ce patrimoine devient un objet muséifié, donc mort. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il est dénué d’intérêt; les professionnels du patrimoine ont d’ailleurs élaboré toute une méthode et un vocabulaire pour l’appréciation de ces éléments. Mais si le patrimoine est seulement exposé et non transmis, il n’a pour ainsi dire aucune répercussion dans la société.
La « crise » du patrimoine religieux, si on peut parler ainsi, est en fait une crise de la transmission et surtout une crise de la foi. Les Québécois semblent désirer conserver une mince partie de leur héritage catholique, soit celle qui n’est pas trop dérangeante et qui fait davantage appel au sens esthétique qu’aux aspirations spirituelles. Pourquoi voit-on des citoyens monter aux barricades aussitôt évoquée la possibilité de démolir une église, et rejeter à la fois, avec véhémence, toute manifestation religieuse dans la vie publique? Pourquoi cet attachement aux vestiges de la soi-disant Grande Noirceur, conjuguée au dénigrement de la foi? Des experts ont déjà étudié le phénomène du rejet massif de la religion au Québec[3], et chacun a son opinion là-dessus. Influence des médias de masse, des idéologies modernes? Confort matériel aliénant? Conséquence d’un cléricalisme poussé à l’extrême? Scandales de corruption?
Quoi qu’il en soit, si les choses suivent leur cours, les prochaines générations se retrouveront, face aux décombres du Québec chrétien, comme des archéologues devant des fossiles de dinosaures. Elles aussi se demanderont sans doute quelle météorite, quel changement climatique a subitement frappé le pays en 1960. Que comprendront-elles de ces anciennes églises devenues gymnases, salles de concert ou espaces culturels? Sur quelle base se reconnaîtront-elles une filiation avec ceux qui les ont précédés? La langue? Il y a peu à parier là-dessus.
À propos du patrimoine religieux, la question de la foi et de sa transmission (transmission de ses enseignements, de ses pratiques, de son histoire, de ses symboles) est la seule question préoccupante. Le reste appartient au domaine de la gestion immobilière. Faisons connaître aux enfants les grands personnages de notre passé catholique et l’œuvre pionnière des congrégations, montrons-leur les chefs-d’œuvre d’art religieux, en leur expliquant le sens. Amenons-les dans les églises – ouvrons les églises! – et parlons-leur de la foi de leurs ancêtres, une foi qui n’a d’ailleurs pas de date de péremption, et dont la fraîcheur éternelle sied particulièrement aux esprits jeunes. « Laissez les enfants venir à moi, et ne les empêchez pas, car le royaume de Dieu est à ceux qui leur ressemblent. » (Luc 18, 16)
Nous n’avons rien à perdre, et tout à gagner.
[1] Notamment Saint-Faustin-Lac-Carré, qui a récemment changé son nom pour celui de « Municipalité de Mont-Blanc », et Sainte-Anne-de-Portneuf, sur la Côte-Nord, qui est devenue Portneuf-sur-Mer en 2004.
[2] Voir Philippe Muray, Après l’Histoire, Gallimard, 2007, 686 p. (http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Apres-l-Histoire)
[3] Notamment la sociologue Colette Moreux dans les années 1960. Voir MOREUX, Colette. Fin d’une religion? Monographie d’une paroisse canadienne-française. Université de Montréal, 1969, 392 p. L’ouvrage peut être téléchargé ici : http://classiques.uqac.ca/contemporains/moreux_colette/fin_une_religion/fin_religion.html
3 Commentaires
Jean-Louis Proulx
10 janvier 2023 à 22 h 58 minTout à fait d’accord avec vos écrits.
Julie Bdn
23 janvier 2023 à 16 h 38 minUn appel émouvant au réveil, merci Agathe !
Girol
27 janvier 2023 à 18 h 38 minLe chemin le plus court pour soumettre ou détruire un peuple, est de le couper de ses racines spirituelles et culturelles.
Merci pour ce bel article!