Saviez-vous que le plus imposant ensemble sculptural conçu par des artistes canadiens-français se trouve non pas au Québec, mais en Ontario? Que c’est à Ottawa que le célèbre Louis-Philippe Hébert réalisa son plus grand nombre de statues, alors qu’il était à peine connu? La basilique-cathédrale Notre-Dame d’Ottawa est, en effet, un monument exceptionnel dont on parle peu au Québec, probablement parce qu’il y a trop à faire pour préserver le patrimoine sur notre propre territoire.
D’un point de vue culturel et artistique, le joyau que constitue la décoration intérieure de cette église appartient toutefois à notre héritage. Les maîtres-d’œuvre, les artistes et les artisans qui l’ont réalisée sont des figures importantes de l’architecture et de la sculpture religieuses canadiennes-françaises. Fait intéressant, ce décor d’église possède de nombreuses similitudes avec celui d’une autre basilique-cathédrale que j’ai déjà présentée dans un article précédent, Notre-Dame de Montréal. Conçus à la même époque, c’est-à-dire dans le dernier quart du XIXe siècle, les deux intérieurs de style néo-gothique présentent une abondance de boiseries finement sculptées, un riche programme iconographique se déployant dans le sanctuaire, une voûte étoilée inspirée de la Sainte Chapelle de Paris, et enfin une ornementation polychrome rehaussée de dorures. Mais tandis que les sculptures de l’église montréalaise sont principalement l’œuvre d’un artiste français, Henri Bourriché, celles d’Ottawa ont été exécutées par Hébert (aidé de son élève, Olindo Gratton). Quant aux plans de l’ensemble, on les doit à la vision géniale du prêtre-architecte rimouskois Georges Bouillon, qui a conçu nombre d’églises et leur décor dans l’archidiocèse d’Ottawa.
Statut prestigieux
Si ce trésor demeure somme toute peu connu, c’est entre autres parce que l’extérieur de l’église est presque banal, en plus d’être éclipsé par les édifices gouvernementaux de la capitale, sis à proximité et attirant davantage les visiteurs. De fait, cette église en pierre à deux clochers et fenêtres en ogive ressemble à plusieurs églises catholiques du pays et ne se distingue ni par sa taille, ni par son ornementation, assez sobre. À l’origine, c’était une simple église paroissiale construite en 1841 pour remplacer la chapelle de bois initiale desservant les catholiques de la petite ville de Bytown. La population de cette dernière augmentant rapidement, les plans sont plusieurs fois révisés afin de construire plus grand et plus monumental, ce qui est une bonne chose puisque le diocèse de Bytown est créé en 1847, faisant de l’église une cathédrale. En 1855, la ville prend le nom d’Ottawa puis est choisie par la reine deux ans plus tard comme capitale du pays.
Est-ce pour cette raison que la cathédrale reçoit du pape Léon XIII le titre honorifique de basilique mineure en 1879? L’élévation au rang de basilique mineure est une distinction symbolique, accompagnée de certains privilèges (dont des indulgences aux fidèles qui viennent y prier), accordée à quelques églises jugées remarquables pour diverses raisons : ancienneté du lieu ou de certaines dévotions lui étant associées, centre de pèlerinage important, vénération de reliques, culte particulier (comme le Sacré-Cœur ou l’Immaculée-Conception, par exemple), beauté architecturale, etc. La demande doit être faite par l’évêque. Dans le cas de cette cathédrale, est-ce parce qu’elle est l’église la plus ancienne de la ville? Parce qu’elle est dédiée à l’Immaculée-Conception? Parce qu’en 1879, s’ouvrait le vaste chantier de décoration intérieure et qu’on souhaitait y attirer le plus de fidèles possible? C’est peut-être à cause de toutes ces raisons à la fois. Quoi qu’il en soit, le titre d’église métropolitaine[1] s’ajoute aux autres statuts de l’église en 1886, puisqu’Ottawa devient à ce moment un archidiocèse.
Une assemblée céleste autour du Christ en gloire
En 1875, la cure de la cathédrale est confiée au chanoine Georges Bouillon, qui commence dès lors à mettre ses talents à profit en s’occupant de la finition intérieure de l’église. Il imagine un somptueux décor qui sera enfin digne de la cathédrale d’une ville importante, mais surtout digne du lieu où se renouvelle chaque jour le sacrifice du Christ pour le salut du genre humain, en présence de tous les élus du Ciel : « Le sanctuaire de Notre-Dame d’Ottawa nous fait ainsi pénétrer dans l’intimité d’une grandiose assemblée, celle des patriarches, des prophètes, des apôtres et des saints réunis autour du Christ, au milieu des anges, dans la gloire de la Jérusalem céleste[2]. » On trouve en effet dans le chœur 30 grandes statues de personnages bibliques, chacune étant surmontée d’une flèche gothique finement ouvragée, et 52 statues plus petites d’anges et de saints. Pour exécuter cet ensemble, Bouillon a fait appel à un jeune sculpteur de Montréal alors en début de carrière et peu connu : Louis-Philippe Hébert. En fait, son contrat initial ne comprenait que les bas-reliefs du maître-autel et des autels latéraux, mais vraisemblablement impressionné par le talent exceptionnel de l’artiste, le chanoine lui a finalement confié toute la sculpture en ronde-bosse du sanctuaire. Ceci fait du décor de cette église l’ensemble sculpté le plus important de Louis-Philippe Hébert conservé à ce jour. Il faut voir les détails étonnants de ces sculptures de bois, l’anatomie hyperréaliste des figures (dont les veines apparentes des bras et des mains). Malheureusement, les pauvres photographies que je fournis ici, prises avec mon téléphone, ne rendent absolument pas justice aux œuvres et au lieu. Je vous incite fortement à consulter le site internet de la cathédrale, riche d’information et de nombreuses photos professionnelles : https://fr.notredameottawa.com/la-cathedrale
Le chantier a duré une dizaine d’années. En plus d’Hébert et de ses assistants, Georges Bouillon a aussi engagé des ornemanistes et des ébénistes canadiens-français qui travaillaient à ce moment à la décoration du Parlement et qui fréquentaient la paroisse, principalement Philippe Pariseau (à qui l’on doit les magnifiques stalles du chœur) et Flavien Rochon. Le résultat de cette collaboration est époustouflant : partout, des dentelles de bois sculpté, un foisonnement de détails, des colonnes peintes pour donner l’illusion du marbre, des autels latéraux ornés de pierreries, de bas-reliefs et de statues… Dans la nef, on peut admirer des vitraux conçus par Guido Nincheri de 1956 à 1961; ils possèdent une parenté évidente avec ceux de la cathédrale de L’Assomption à Trois-Rivières, réalisés à la même époque par le fameux artiste italo-montréalais.
Une église vivante
J’ai eu l’occasion d’assister à une messe dans la basilique-cathédrale, un midi durant la semaine. Alors que le prêtre se tenait au milieu du sanctuaire, j’avais l’impression de voir se matérialiser ces paroles de la prière eucharistique : « permets qu’avec la Vierge Marie, la bienheureuse Mère de Dieu, avec les Apôtres et les saints de tous les temps qui ont vécu dans ton amitié, nous ayons part à la vie éternelle, et que nous chantions ta louange. » Impossible d’oublier, dans ce lieu, que l’Église céleste participe à la messe avec les fidèles de l’Église terrestre, que l’Eucharistie est un pont entre le Ciel et la Terre, et se déroule sous le regard des anges et des saints. Lors d’une discussion avec le prêtre après la cérémonie, je disais à ce dernier qu’il était chanceux d’officier dans un si beau décor. Il reconnaissait cette chance, tout en confiant se sentir presque intimidé par tant de grandeur et de beauté, même s’il sait que rien n’est plus fort que la Parole de Dieu, peu importe l’environnement dans lequel elle est prononcée. Récemment nommé recteur de la cathédrale, le père David Bergeron est un jeune prêtre originaire du Québec et membre des Companions of the Cross, une fraternité sacerdotale fondée en 1985 à Ottawa, dotée d’un beau zèle missionnaire et actuellement en pleine expansion. La nouvelle évangélisation, qui est au cœur du travail de cette communauté, pourrait bien animer de sa flamme le siège de l’archidiocèse; les homélies sont filmées et diffusées sur Youtube, on discute aussi le projet d’aménager un café au sous-sol de l’église… Souhaitons que ce monument du catholicisme demeure une église vivante, ouverte et accessible à tous, et sache éviter les écueils de la muséification de notre héritage!
[1] Siège d’un archevêque.
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