Jean de Brébeuf, Charles Garnier, Gabriel Lalemant… Ces noms omniprésents dans la toponymie québécoise évoquent-ils quelque chose pour nos contemporains? Qui sont les martyrs canadiens, et pourquoi tant de paroisses, de rues et d’institutions leur doivent leur appellation? Proclamés seconds patrons du Canada (après saint Joseph) par Pie XII en 1940, objets d’une fervente dévotion dans la première moitié du XXe siècle, les intrépides missionnaires jésuites ont aussi longtemps été présentés comme des héros de la nation. Mais que s’est-il donc passé pour que l’on n’en entende plus parler?
Les huit martyrs canadiens sont composés de six prêtres jésuites (Jean de Brébeuf, Isaac Jogues, Charles Garnier, Gabriel Lalemant, Antoine Daniel et Noël Chabanel), d’un frère (René Goupil) et d’un laïc « donné » (Jean de La Lande) ayant été envoyés comme missionnaires en Huronie, soit le sud de l’Ontario actuel, au milieu du XVIIe siècle. Ils ont exercé leur apostolat pratiquement sans ressources et dans un contexte extrêmement difficile : guerres entre nations européennes, guerres entre nations autochtones, enjeux de colonisation, ravages des épidémies chez les indigènes provoquant la suspicion et l’hostilité envers les prêtres vus comme des sorciers, etc. Ces missionnaires sont mis à mort par des Iroquois entre 1642 et 1649; plusieurs d’entre eux ont aussi subi les tortures rituelles pratiquées à l’époque par cette nation (et par d’autres) sur leurs captifs, sans jamais abdiquer leur foi ni perdre leur courage.
Figures associées à l’ère duplessiste
Bien qu’une certaine dévotion envers ces martyrs ait débuté dès les premiers temps après leur mort, c’est à une époque plus près de nous qu’il faut situer l’instauration d’un véritable culte populaire aux saints martyrs canadiens. Béatifiés en 1925, puis canonisés en 1930, ces derniers sont à ce moment promus, en quelque sorte, par les autorités ecclésiastiques de la province, comme symboles des origines catholiques de la nation canadienne-française. Si le « sang des martyrs est la semence du christianisme », celui de Brébeuf et de ses compagnons a certainement nourri la foi des Canadiens, et cette inspiration a été largement soutenue et encouragée par le clergé des années 1930 aux années 1960.
Durant ces trois ou quatre décennies, tous les écoliers du Québec (ceux des collèges classiques comme les élèves des petites écoles de rang) ont été abreuvés du récit des exploits et des vertus de ces héros de la foi. On décrivait aux enfants, avec force détails, les tortures affreuses subies par ces missionnaires, on leur apprenait des comptines et des chansons sur ces personnages. Ma mère, qui est allée à l’école primaire au début des années 1960, se souvient encore très bien d’une chanson sur René Goupil apprise à l’école, et d’une autre sur Kateri Tekakwitha. Tel que mentionné plus haut, plusieurs nouvelles paroisses érigées au milieu du siècle ont aussi été baptisées du nom d’un martyr canadien.
Cette diffusion massive du culte aux saints martyrs canadiens a profondément marqué les esprits du temps. On a voulu édifier les âmes et susciter un attachement identitaire à ces figures vénérées. Ce sont certes de nobles intentions, mais les moyens pris pour ce faire ont, selon certains, appuyé trop fort sur la « démonisation » des Iroquois, sur l’aspect morbide des tortures, ou sur la glorification d’un passé plus romancé que réaliste.
Une cible parfaite pour les révolutionnaires tranquilles
Le culte aux martyrs canadiens s’est ensuite avéré une cible toute désignée pour les intellectuels anticléricaux des années 1960, ceux-là mêmes qui ont été formés dans les séminaires et les collèges dirigés par des clercs, dont des jésuites. Cette exaltation du passé et de ses héros aurait justifié, selon plusieurs, une attitude d’immobilisme politique et de soumission aux Anglais. En braquant les projecteurs sur les glorieux exploits de notre histoire et sur les fondements catholiques du peuple canadien, on aurait ainsi fourni une « compensation mythique » et détourné l’attention d’une lutte émancipatrice. Ces intellectuels « voyaient en la Nouvelle-France une préhistoire embrumée, peu compatible avec l’histoire politique et adulte qu’ils recherchaient »[1].
Dès lors, on s’est appliqué à descendre les martyrs de leur trône, soit en ridiculisant les discours hagiographiques à leur propos, soit en procédant à de savantes remises en contexte historique et anthropologique qui nuanceraient leur héroïcité. À titre d’exemple, Guy Laflèche, spécialiste de la littérature de la Nouvelle-France, semble avoir excellé dans ces deux manières. Il a consacré une partie importante de ses travaux universitaires à « casser le mythe » des saints martyrs canadiens, notamment dans un ouvrage colossal de cinq ou six tomes (!) prétendant faire le tour de la question sans préjugé…
Aujourd’hui : un regard suspicieux
Actuellement, tout ce qui touche de près ou de loin à la foi catholique et aux autochtones est regardé avec suspicion. Pourtant, le contexte inviterait justement à se replonger aux sources de la rencontre du christianisme et des premières nations d’Amérique du Nord. La méthode d’inculturation privilégiée par les missionnaires jésuites, qui apprenaient la langue de leurs hôtes, vivaient avec eux et comme eux, au péril de leur vie, est à des années-lumière du système assimilateur des pensionnats survenu quelques siècles plus tard. En fait, les deux n’ont absolument aucun rapport. Toute entreprise d’évangélisation n’est pas du colonialisme. Brébeuf, Jogues et les autres nourrissaient un amour infini pour leurs frères autochtones, et ont donné leur vie pour eux et pour le Christ. Par ailleurs, en dehors des questions de foi, les écrits et les travaux de Jean de Brébeuf constituent un apport immense au regard de l’histoire, de l’ethnologie et des langues amérindiennes.
Un courage et une foi qui inspirent
Si le culte aux martyrs canadiens se fait aujourd’hui plus discret, du moins au Québec, des catholiques du monde entier viennent encore prier ces saints et vénérer leurs reliques dans deux sanctuaires majeurs. Le Martyrs’ Shrine (Sanctuaire des saints martyrs canadiens) à Midland, en Ontario, est établi sur les lieux-mêmes de l’ancienne mission jésuite Sainte-Marie-des-Hurons. La mission y est d’ailleurs reconstituée à proximité dans une sorte de musée en plein-air, tandis que des ossements de Jean de Brébeuf et de Gabriel Lalemant sont précieusement conservés dans l’église. À Auriesville, près d’Albany dans l’État de New York et donc au cœur de l’ancienne Iroquoisie, se trouve un autre sanctuaire dédié aux martyrs, appelés « North American Martyrs » aux États-Unis. Our Lady of Martyrs Shrine est situé à l’emplacement de l’ancien village iroquois d’Ossernenon. Il s’agit du lieu où sont morts Isaac Jogues, René Goupil et Jean de La Lande, mais aussi du lieu de naissance de sainte Kateri Tekakwitha.
D’autres reliques des saints martyrs sont conservées au Québec, mais sont moins faciles d’accès. La moitié droite du crâne de saint Jean de Brébeuf (l’autre moitié est à Midland), exposée dans un époustouflant buste-reliquaire en argent, se trouve dans la chapelle du monastère des Augustines à Québec. La chapelle des Jésuites, également à Québec, conserve des reliques de saint Charles Garnier. L’église Notre-Dame-de-Lorette et le Musée huron-wendat, à Wendake, possèdent quant à eux de riches témoins historiques et artistiques de la période d’évangélisation des Hurons.
Parmi les grâces demandées par les pèlerins dans leurs prières aux saints martyrs, figure celle d’obtenir le courage de persévérer dans la foi dans un contexte d’hostilité au christianisme. L’esprit de sacrifice, la volonté de donner sa vie pour les autres, la patience et le courage face à la souffrance, sont aussi des bienfaits recherchés à travers cette dévotion. Et nous pourrions ajouter : une fraternité renouvelée avec nos frères autochtones, et l’apaisement des cœurs.
Ces huit hommes de chair et d’os, qui se sont configurés au Christ jusqu’à désirer la souffrance et la persécution par amour de Dieu et des hommes[2], sont aujourd’hui plus que jamais des modèles de courage et de charité. Et pour qui s’intéresse un tant soit peu à leur histoire, ils sont source d’étonnement et d’admiration.
[1] Carl Bergeron, La grande Marie ou le luxe de sainteté. Médiaspaul, 2021, p.17
[2] « Quoique bien probablement je puisse prendre la fuite […], je suis bien résolu, avec la grâce de Dieu, de vivre et de mourir sur cette croix où le Seigneur m’a attaché avec lui ». Lettre d’Isaac Jogues, alors en captivité chez les Iroquois, au supérieur provincial des Jésuites, le 5 août 1643.
Pour aller plus loin :
ROUVIER, R.P. Frédéric. Les bienheureux martyrs de la Compagnie de Jésus au Canada, 1925, Le Messager Canadien, 333 p.
LATOURELLE, René. Jean de Brébeuf, Montréal, Bellarmin, 1993, 296 p.
5 Commentaires
Julie Bdn
14 septembre 2022 à 18 h 36 minArticle très instructif, notamment pour moi étant immigrée.
Je me rappelle d’une très belle exposition à ce sujet au Musée de l’Amérique francophone à Québec il y a quelques années, je n’avais pas eu le réflexe de prolonger cette visite par des lectures personnelles.
Merci à toi, le Sanctuaire des saints martyrs canadiens figure désormais dans la liste des lieux que j’aimerais visiter !
Agathe Chiasson-Leblanc
15 septembre 2022 à 14 h 34 minMerci Julie!
Serge Laflamme
14 octobre 2022 à 14 h 36 minExcellent et percutant article en nos temps de rejet de notre illustre passé et de nos glorieuses racines catholiques. Pour ceux et celles qui désirent approfondir le sujet, il n’y a rien de mieux que de lire les RELATIONS des jésuites dont certaines sont accessibles à la Bibliothèque Nationale du Québec (http://bibnum2.banq.qc.ca/bna/numtxt/relations.htm).
Encore une fois : bravo.
Jean-Paul Duchesne
18 octobre 2024 à 15 h 24 minJe suis à la recherche des paroles d’une chanson (complainte) dont le thème était une lettre écrite par un jeune missionnaire au directeur des jésuites pendant sa capture par les iroquois . La chanson commencait comme suit :
SUR CE BOULEAU FRAGILE
JE VOUS ÉCRIS
PRÈS DU FEU QUI PÉTILLE
DESCENT LA NUIT
LES IROQUOIS FIERS ET TRANQUILLES
SONT ENDORMIS
C’est tout ce dont je me souviens
Agathe Chiasson-Leblanc
18 octobre 2024 à 16 h 55 minBonjour, J’ai trouvé les paroles de la »Lettre de René Goupil à sa mère » (une chanson que ma mère avait apprise à l’école), mais il ne s’agit visiblement pas de celle-là…Hmmm, ça semble être difficile à trouver! Je suis désolée de ne pas pouvoir vous aider davantage, espérons qu’un lecteur ou une lectrice de ce blog vous aidera!