Patrimoine rural / Rites et traditions

Les croix de chemin : vestiges du passé ou persistance de la foi?

Les croix de chemin, érigées en bordure des routes rurales du Québec et sur des propriétés privées, sont devenues une sorte d’icône du patrimoine national. On les admire comme des témoins du mode de vie traditionnel de nos ancêtres; les touristes les prennent en photo; elles illustrent la page couverture de livres d’histoire. Mais ces belles croix de bois qui ponctuent nos campagnes, étant des monuments fragiles, ont nécessairement été restaurées, repeintes ou carrément refaites il y a moins de vingt-cinq ans. À partir de ce constat, s’agit-il vraiment de vestiges du passé, ou d’objets de dévotion actuels?

Ce questionnement m’est venu après la lecture d’un article rédigé par une chercheure en histoire, et avançant l’hypothèse que les croix seraient « une nouvelle façon de vivre la foi catholique au XXIe siècle ». Certes, les croix que l’on voit aujourd’hui ne sont plus érigées pour protéger les champs et les récoltes contre les fléaux, et sont moins associées aux pratiques traditionnelles que sont la prière communautaire durant le mois de Marie, la récitation du chapelet en groupe ou les processions de la Fête-Dieu. Les propriétaires de croix interrogés pour cette étude parlent davantage d’un besoin de continuité historique, d’une importance identitaire (rappel de nos racines catholiques), mais aussi d’une fonction spirituelle de nature privée et détachée de l’Église. Ainsi, le profil type d’une personne qui entretient ou répare une croix de chemin serait une personne âgée de 60-70 ans, croyante mais plus ou moins pratiquante, qui nourrit un certain attachement aux traditions catholiques du Québec et qui est convaincue de l’importance de ce signe sacré en tant qu’invitation au recueillement personnel. Jugeant secondaires la célébration de la messe et la fréquentation des sacrements, les propriétaires de croix conserveraient une relation au divin par la prière, et mentionnent tous le besoin pour la société de « voir des signes » (signes du sacré dans l’espace).

J’admets que ce portrait correspond beaucoup à la « spiritualité à la carte » propre aux Québécois d’aujourd’hui, qui « croient en quelque chose » d’assez flou tout en rejetant l’Église-institution, mais je doute qu’il s’agisse vraiment d’« une nouvelle façon de vivre la foi catholique au XXIe siècle ». Je dirais plutôt que l’entretien des croix témoigne de la persistance du besoin de croire et d’un sentiment de filiation avec les générations précédentes. Pour tester ma propre hypothèse, j’ai décidé d’aller moi-même sur le terrain pour interroger les propriétaires d’une croix de chemin que j’affectionne particulièrement, située près de chez moi sur une ancienne propriété agricole, à Sainte-Angèle-de-Prémont. Je passe régulièrement devant cette croix (toujours en faisant mon signe de croix, comme m’invite à le faire son inscription Par ce signe vous vaincrez), mais je ne connaissais pas les habitants de cette maison et je ne les avais jamais vus.

La croix des Saint-Onge

J’ai été accueillie avec bienveillance et générosité par monsieur Denis Saint-Onge et sa mère Berthe Lefrançois, 97 ans. Tous deux ont répondu à mes questions et m’ont même montré une photo ancienne de la croix, vraisemblablement prise dans les années 1940. Comme l’indique la date sur la croix actuelle, une croix de chemin est érigée à cet emplacement depuis 1898, donc depuis 125 ans! La croix des Saint-Onge faisait partie d’un ensemble de plusieurs croix construites à la croisée de deux chemins (il y a effectivement une intersection à quelques mètres de cette maison), et selon monsieur Denis, les paroissiens partaient jadis de l’église et s’arrêtaient aux croix lors de processions ou y faisaient des chemins de croix. Les Saint-Onge ont tenu plusieurs grandes réunions de famille sur leur propriété, pouvant rassembler jusqu’à 150 personnes (il s’agissait cependant de retrouvailles familiales et pas nécessairement de fêtes religieuses).

Monsieur Denis a restauré la croix familiale en 2013, alors que son père, âgé et atteint du cancer – il est décédé l’année suivante – ne pouvait faire lui-même les réparations. Pour ce faire, il a reproduit à l’identique les extrémités tréflées de la croix, et a recouvert la hampe et la traverse de métal blanc pour plus de durabilité. La croix a toujours été ceinte d’une clôture et entourée d’arbustes et de fleurs. Il en serait de même pour l’inscription Par ce signe vous vaincrez, qui à tout le moins, est présente sur la photo des années 1940. Cette phrase ne vient pas du Nouveau Testament, mais d’une vision qu’aurait eu l’empereur Constantin au IVe siècle: averti par le Christ d’utiliser le signe de la croix contre ses ennemis, il aurait ainsi gagné une bataille. J’ignore s’il y a eu un engouement au Québec ou ailleurs dans le monde chrétien autour de cette expression, mais elle figure en tout cas sur plusieurs croix de chemin, ici comme en France, apparemment. Quant à la niche abritant une statue de la Vierge, placée sur la hampe, il s’agit également d’une caractéristique assez répandue sur nos croix de chemin.

Croix à Sainte-Ursule, rang Beaupré.

En parlant avec Denis, j’en ai déduit que le devoir familial constituait la principale raison ayant motivé ce dernier à restaurer et à entretenir la croix : il fallait honorer ses parents, perpétuer une longue tradition propre à cette maison. Cela lui apporte également une certaine fierté, lorsqu’il s’aperçoit que des gens s’arrêtent sur le bord de la route pour prendre la croix en photo, ou se signent en passant devant. Quant à la persistance de la foi, ceci semble davantage attribuable à sa mère, les dames au-dessus de 85 ans ayant généralement conservé une grande piété. La maison des Saint-Onge témoigne d’ailleurs de sa foi, puisqu’on y voit plusieurs objets de piété en plus de la croix de chemin : statuette de saint Antoine de Padoue rapportée d’un pèlerinage à Lac-Bouchette, image du Sacré-Cœur au-dessus de l’entrée, niche à la Vierge et statues d’anges près du garage, etc. Madame Berthe se désole de la fermeture de l’église du village; elle a récemment fait célébrer une messe pour son défunt mari, mais la messe a eu lieu dans la salle municipale…

Un patrimoine qui se renouvelle?

Croix à Saint-Élie-de-Caxton

Aujourd’hui, plusieurs croix sont restaurées et mises en valeur par diverses associations qui s’intéressent à leur aspect patrimonial, comme les sociétés d’histoire, des regroupements de citoyens et même certaines municipalités. Depuis les années 1980, les Chevaliers de Colomb sont également sollicités pour réparer des croix de chemin et des calvaires, et se font parfois léguer de tels monuments par des propriétaires devenus trop âgés. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’une propriété comprenant une croix sur son terrain est vendue à un jeune couple ou une jeune famille? Pendant combien de temps encore verrons-nous ces objets dans nos campagnes? Selon la consultante Diane Joly, qui a effectué plusieurs recherches sur le sujet, il s’agirait d’un patrimoine assez bien protégé, les Québécois s’étant pris d’affection pour ces symboles de notre histoire; ce serait aussi un patrimoine dynamique, qui se renouvelle. Ainsi, de nouvelles croix seraient érigées pour commémorer un anniversaire de fondation, un anniversaire de mariage, ou la participation d’un groupe aux Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ), par exemple.

Pourquoi, en effet, les catholiques des nouvelles générations (aussi peu nombreux sommes-nous) n’intégreraient-ils pas ces monuments dans leur pratique religieuse? Selon l’article cité plus haut, certaines paroisses auraient remis à l’honneur les prières mariales du moi de mai, près d’une croix de leur village. Il est encore possible d’organiser de petits événements ou des rassemblements ponctuels près des croix et des calvaires. Le caractère privé de ces lieux peut rendre la chose délicate, j’en conviens. Mais si des partenariats existent entre des municipalités et des propriétaires de croix pour veiller à leur conservation, des initiatives pourraient très bien naître d’un commun accord entre des catholiques pratiquants et les possesseurs de ces trésors.

Un ancien calvaire à Louiseville (le crucifix a été remplacé par une croix des Chevaliers de Colomb).

 

Ô croix dressée sur le monde,
Ô croix de Jésus-Christ !
Fleuve dont l’eau féconde
Du cœur ouvert a jailli,
Par toi la vie surabonde,
Ô croix de Jésus-Christ !

1 commentaire

  • Anny
    12 septembre 2023 à 19 h 05 min

    Félicitations pour vos publications: toujours très instructives et respectueuses, c’est un plaisir de les lire. Merci!

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